"LIBERATION" du 28 12 99 :

Danse :
Ma cabane au quai de la Loire.
Portraits dansés de Philippe Jamet, Didier Jacquemin et Philippe Demard.
Cabane de l'Odéon

La Cabane mobile du Théâtre de l'Odéon a pris ses quartiers d'hiver quai de la Loire, à la station de métro Jaurès. Deux danseurs battent le pavé pour informer les passants que dans ce lieu des gens dansent. Des gens, et pas seulement des danseurs. Philippe Jamet, Didier Jacquemin et Philippe Demard, installés nulle part, entre Brétigny-sur-Orge et Marseille, invités à Paris par Iles de danses, le Centre national de la danse et l'Odéon, ont conçu une exposition avec vidéo et danseurs. Les Portraits dansés de l'équipe recèlent des trésors d'une simplicité réjouissante et terrible. Ce qui se danse dans la Cabane, c'est la vie, le corps, l'intimité.

Philippe Jamet, chorégraphe, a pris comme bien d'autres les chemins de traverse. Le système mis en place par la danse contemporaine l'irritait. Du public trié sur le volet jusqu'au cur-sus obligatoire, rien ne convenait à ses désirs: ni la hiérarchie-tiercé gagnant (aide au projet, compagnie ind-épendante, centre chorégraphique), ni le rythme (une production par an), ni les séances convoquées par les pro-grammateurs (genre Faites-nous une impro sur le thème de l'accident d'amour), ni l'implantation, garante d'une pérennité momentanée, etc. Il a tout plaqué pour revenir à ce qui lui paraît essentiel: une relation saine avec le public. Les Portraits dansés sont nés de ce désir en réaction. Avec son équipe, il est allé filmer les danses des gens, en passant par des associations de quartier, par petites annonces et surtout par le porte-à-porte.

Sur les écrans de chaque petite salle installée dans la Cabane, par les mots et par les gestes, on est en phase avec le mystère de la danse de chacun. Il n'y a pas à proprement parler de chorégraphie. On est libre d'entrer en contact avec les nombreux acteurs, auteurs des Portraits dansés. Cela tourne la tête comme un bal. On s'attache à l'un, puis à l'autre. Filmés chez eux, les amateurs répondent à des questions aussi larges que le bonheur, le malheur, l'espoir, la peur Ils décrivent leur quartier, leur histoire d'amour. Les Marseillais ne ressemblent pas aux Brétignolais: moins retenus dans l'inventaire du corps. Pas plus sensuels pour autant, car la sensualité est toujours présente, qu'elle émane d'une jeune fille ou d'un homme âgé, contrainte ou ex-primée.

Ce qui étonne dans ces portraits, c'est que la danse semble faire partie int-égrante de la vie de chacun, avec la musique qui convient, du tango au hip-hop, du jazz au classique. La danse est là pour exprimer les senti-ments premiers: on recule quand on a peur, on ouvre les paumes pour l'espoir, on sautille pour la joie, on se crucifie pour le malheur, on improvise chaque rencontre amoureuse. Les images déferlent, disent les villes, disent les gens dans les villes. On s'y perd, heureusement, avant de prendre un verre à la Ménagerie toute proche, pour une pause dans ce bal infernal où personne ne fait tapisserie, surtout pas les femmes. Le Bistrot-Popote, sous chapiteau chauffé, offre quelques chaises dans un bric-à-brac: batterie de casseroles, photos jaunies, lampes, musiques de guinguette.

Après le vin chaud, on retourne dans la Cabane et l'on prend une clé don-nant accès à un solo d'un danseur de la compagnie de Philippe Jamet. Chacun a travaillé à partir des thèmes dégagés des Portraits. On retrouve évidemment les gestes, les ambiances, mais à la façon de chacun. Patrick Harlay part du bassin dans un déhanché de dos pour une danse incertaine et séductrice qui s'immobilise parfois en équilibre sur deux chaises. Sophiatou Kossoko capte les autres, pour nous les livrer dans un rythme qui n'appartient qu'à elle. Elisabeth Valentini a saisi la liberté, façon Isadora Duncan, des femmes dans la joie: elle la revisite. Romano Bottinelli interprète la latinité des portraits dansés, à bout de souffle. On apprécie autant ces danses que celles tout aussi intimes projetées sur écran. Et on peut prendre tout son temps pour les apprivoiser.

Marie-Christine VERNAY


"MOUVEMENTS"

février-mars 2000

Gestes du commun

Peut-on voir l'intime, le montrer en mouvement, le révéler, le cadrer ? Avec pudeur, sans le détruite ? Mais d'abord, que voit-on, que sait-on de sa propre intimité ? Presque rien. Ce qu'on habite comme sa propre chair, ce qu'on ne voit plus à force d'être, qu'en sait-on soi-même ? C'est un rhizome enfoui que l'on parcourt sans en voir les bords ni les frontières, un jardin secret qui dérobe ses limites à l'œil du sujet lui-même. C'est l'espace oublié qu'on habite sans y penser, sans en percevoir la poésie même. On est dedans, et c'est tout. Notre chair est le déchet de notre mémoire, le " déchair" de notre regard.

Maintenant qu'on suppose un œil très pudique qui cadrerait très serré, très sec, qui plaquerait très doucement d'un geste bref, le sujet sur le mur de son chez-soi, sans inquisition, ni curiosité pour les recoins mêmes de son âme, et déterrerait d'un coup sec l'intime au sein du terrier : voila les Portraits dansés de Philippe Jamet, Philippe Demard et Didier Jacquemin. A mille lieues du psy-show et autres perdus de vue, sans nul viol, sans forer nul inouï, cinglant simplement, entre geste et parole, avec un brin d'universel concret (l'amour, la mort, la peur, la joie, l'attente) surgissent à fleur de peau d'étonnantes marques d'intimes, des brèves de mémoire.

Ici s'accomplit une sorte d'art naïf (moins populaire que naïf : l'autre Rousseau, le douanier). En pleine querelle de la mondialisation, l'intime ainsi démonté, cadré, écarté de lui-même, apparaît infiniment secret, barricadé, mystérieux, magique dans la discrétion de son dévoilement
magique dans la discrétion de son dévoilement instantané, fragmentaire, mobile, risqué. L'essence intime du banal se montre soudain : à chacun pour plus intime que soi sa banalité même, la communauté du commun. Sous l'apprêt défait, un autre visage, un autre corps : la cheville ou l'épaule qui souffrent, le bout de corps qui recueille l'espérance du lendemain ou la douleur d'une vie, le très humble rêve.
(...)
Dépouillée du chorégraphique, la danse est bien le lieu géométrique de cet intime. Et d'abord la danse de Philippe Jamet lui-même, invisible ici, depuis laquelle se déploie le regard. "Lorsque je danse seul chez moi, je mis maintenant que nous sommes nombreux à le faire". La danse la plus solitaire, celle qu'on ne voit pas, qu'on ne peut pas voir : tout enfant tout danseur, tout individu banal danse comme il pense - et c'est à partir de ces gestes invisibles qu'il regarde et se fait voir. Le miracle est que la caméra puisse approcher ces instants sans les détruire. Le spectateur fera sur lui-même l'épreuve du travail, de l'ascèse que requiert un tel regard, à la difficulté, peut-être, de côtoyer quelques instants de si près, sans frontière ni bordure de scène, l'intimité des danseurs qui, à leur tour interprètent, comme s'ils dansaient seuls dans leur chambre, les thèmes même que des habitants de Brétigny-sur-Orge ou de Marseille ont eu le geste de nous montrer dans l'extrême intimité.

Claude Rabant

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